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01/03/2014

Morceaux choisis - Annie Ernaux

Annie Ernaux

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Ce qui compte pour elle, c'est de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l'a traversée, ce monde qu'elle a enregistré rien qu'en vivant. Et c'est dans une autre sensation qu'elle a puisé l'intuition de ce que sera la forme de son livre, celle qui la submerge lorsque à partir d'une image fixe du souvenir - sur un lit d'hôpital avec d'autres enfants opérés des amygdales après la guerre ou dans un bus qui traverse Paris en juillet 68 - il lui semble se fondre dans une totalité indistincte, dont elle parvient à arracher par un effort de la conscience critique, un à un, les éléments qui la composent, coutumes, gestes, paroles, etc.

Le minuscule moment du passé s'agrandit, débouche sur un horizon à la fois mouvant et d'une tonalité uniforme, celui d'une ou de plusieurs années. Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quai éblouissante - que ne lui donne pas l'image, seule, du souvenir personnel -, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. De la même façon que, en voiture sur l'autoroute, seule, elle se sent prise dans la totalité indéfinissable du moment présent, du plus proche au plus lointain.

Annie Ernaux, Les années (coll. Folio/Gallimard, 2009)

00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/02/2014

Morceaux choisis - Récit anonyme du XXe siècle

Récit anonyme du XXe siècle

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"Avec un an de recul, je vois ce que m'ont apporté ces deux ans ans qui m'ont paru si longs. C'est au fond la seule période de ma vie dont je sois fier jusqu'ici, car c'est la seule qui signifie quelque chose. (...) Bien sûr, le contact brutal avec des réalités et des difficultés que je ne soupçonnais même pas m'ont durci le caractère, et bien plus que je ne l'aurais voulu. Tant pis: il est trop tard."

Postface de l'auteur,
à Nogent-le-Retrou, le 4 février 1953.

*

Il pleut souvent, le matin, quand je pars dans la nuit glacée. La journée, c'est le travail dur et monotone, parfois sous la pluie. J'en ai marre. Je rentre tous les soirs, crevé par le froid, la route, le travail. Je ne pense plus à rien. C'est une vie infernale: je pars, je travaille, je repars, je me couche, et tout recommence sans arrêt.

Le froid arrive: il gèle toute la journée. Il me souvient du château de Chambord, dans la nuit bleue et glacée, sous les étoiles, ses vitres plombées reflétant vaguement la lune. Des fois, il y a tant de brouillard que je peux à peine me diriger sur la route à la lumière. Un matin, je rentre dans la grille du parc de Chambord.

J'ai les pieds glacés à longueur de journée. Lorsque la température baisse, les clefs des griffes commencent à coller aux mains. Le bois gèle. Le matin, il faut graisser avec de l'huile gommée, sous le hangar ouvert à tous les vents, à la lueur des lampes qui éclairent mal. Le feu de liteaux arrosés de pétrole répand une odeur infecte de carburant brûlé et de résine. Ca fume beaucoup. Toute ma vie je me souviendrai de ces débuts de journées qu'on sait d'avance monotones et harassantes, dans le gris du petit matin, même dans la nuit glacée. Tout est hostile: la ferraille du ruban, les planches et la sciure gelée - et le bois, toujours là, pas plutôt disparu qu'il est remplacé, le bois inerte, qui ne souffre pas, lui, et qui est le roi du chantier.

Je ne peux pas exprimer le dégoût que je ressentais, le matin, quand mon réveil sonnait à cinq heures et demie et que s'offrait à moi la perspective de vingt-deux kilomètres dans le mauvais vent du nord, et une journée de bagnard. Des fois, je me demande ce que j'ai bien pu faire pour mériter un châtiment pareil. J'en veux à mon frère qui, s'il avait été capable de gagner de l'argent, aurait pu m'assurer une préparation tranquille de ma deuxième session, voire même me faire redoubler ma première. Quand je pense que je voulais faire le commissariat dans la marine! Manoeuvre. Je suis manoeuvre de scierie, attelé soixante heures par semaine à un métier de chien que j'exerce dans des conditions presque impossibles: mes vêtements ont à peine le temps de sécher la nuit. Ce n'est que grâce à la façon dont Yvonne me nourrit que je ne crève pas.

Novembre se tire, puis décembre. Noël, triste fête qui dure un jour, et, le lendemain, je suis debout près du banc de scie, surveillant le chariot qui va m'arriver. 

Janvier arrive. Il fait un froid de chien. Je suis très fatigué le matin en me levant et il me faut faire un effort immense pour partir au travail, effort que je cache soigneusement, à Yvonne.

Les gens du pays envient la force et la résistance qui me permettent d'aller gagner ma vie au loin, en plein hiver. Beaucoup d'hommes ne travaillent pas à Daint-Dyé. S'ils savaient de quelle façon je paye mes journées, en souffrances de toutes sortes, ils ne m'envieraient sûrement pas.

Récit anonyme, La scierie - présenté par Pierre Gripari (L'Age d'Homme, 1975 / Héros-Limite, 2013)

image: Scierie (actuacity.com)

16:48 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/10/2013

Morceaux choisis - André Gide

André Gide

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Elle tourna les yeux vers les naissantes étoiles. Je connais tous leurs noms, dit-elle; chacune en a plusieurs; elles ont des vertus différentes. Leur marche, qui nous paraît calme, est rapide et les rend brûlantes. Leur inquiète ardeur est cause de la violence de leur course, et leur splendeur en est l’effet. Une intime volonté les pousse et les dirige; un zèle exquis les brûle et les consume; c’est pour cela qu’elles sont radieuses et belles.

Elles se tiennent l’une à l’autre toutes attachées, par des liens qui sont des vertus et des forces, de sorte que l’une dépend de l’autre et que l’autre dépend de toutes. La route de chacune est tracée et chacune trouve sa route. Elle ne saurait en changer sans en distraire aucune autre, chacune étant de chaque autre occupée. Et chacune choisit sa route selon qu’elle devait la suivre; ce qu’elle doit, il faut qu’elle le veuille, et cette route, qui nous paraît fatale, est à chacune la route préférée, chacune étant de volonté parfaite. Un amour ébloui les guide; leur choix fixe les lois, et nous dépendons d’elles; nous ne pouvons pas nous sauver. 

André Gide, Hymne, dans: Les nourritures terrestres, suivi de: Les nouvelles nourritures (coll. Folio/Gallimard, 2007)

image: Les nourritures terrestres / page manuscrite (e-gide.blogspot.ch)

18:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/10/2013

Morceaux choisis - Michael Donhauser

Michael Donhauser

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Parfois je retournais au tableau et je voyais ce que j'avais oublié, l'ombre de la barrière, les ombres des piquets de la clôture, et l'étendue qu'on pouvait davantage deviner que voir, où conduisait l'alignement des arbres, qu'elle n'était pas une plaine avec des allées qui s'étendaient vers l'horizon. La lumière s'y étalait en de grands lointains, ces lointains étaient là sous forme de lumière qui se déversait, à travers les branches, le treillis, la barrière.

J'avais l'impression, tel que je voyais le tableau, qu'il m'avait manqué depuis longtemps comme un endroit qui vous faisait rester: et ce qui vous faisait rester était semblable à l'ouverture d'une main qui ne retenait plus, qui montrait seulement, et cela purifiait de se défaire ainsi, de toutes choses, tandis que la vue était une respiration, de l'air frais, du soleil chaud. Ainsi donc il était de nouveau là, le seuil, et la légère retenue également, du souffle, à la vue de la pie.

La pie, elle, habitait le tableau, elle s'y était posée, sur le barreau le plus haut de la barrière en guise de branche, un peu comme en passant ou comme un être vivant, être vivant abandonné autant que le baquet, et la neige, elle était sur le sol en abondance, semblable à l'herbe, qui verdirait là en abondance, semblable aux feuilles qui donneraient aux arbres leur plénitude lumineuse, à une autre saison, car il n'y avait là pas Rien, il y avait la neige peinte et l'étendue peinte et la peinture de la pie sous forme d'oiseau sombre avec une tache claire sur la poitrine, avec des plumes de la queue semblables à des traits de pinceau.

Et le ciel n'était pas bleu, pas du bleu d'une claire journée: il était brumeux, brumeux et comme si la clarté ainsi réfractée dans la brume était plus grande, plus vive la lumière, comme un demi-jour, encore matinale presque, presque crépusculaire déjà. Tout reposait, tout était, était résonance, était ramure et murs badigeonnés, tout habillait le silence sur l'épaule nue duquel était posée la pie: y avait-il la mort, était-elle le son auquel le tableau répondait, en écho?

Mais la mort, elle vint, comme les fleurs tournoyaient, des poiriers, comme l'air embaumait un parfum doux et que les branches se couvraient de feuillage: de sorte que l'été ensuite et l'automne pratiquement inaperçus s'écoulèrent et que ce fut un éveil, comme la neige était là, comme l'hiver était là où il y avait encore eu le printemps et que la neige parlait, de la mort. Vous marcherez au soleil et moi, je serai sous la terre, avait dit quelqu'un, mais à présent le silence régnait comme si toutes les paroles de l'adieu étaient traduites en ce silence lumineux.

Où étaient-ils donc passés, comme on disait, les jours, toutefois je ne posais pas la question, je regardai encore une fois l'oiseau qui, tel un guetteur, était juché sur la barrière, qui s'envolerait à nouveau, qui s'était envolé d'une branche, avait traversé un bout de clarté, puis s'était posé, en battant un peu des ailes, là-bas, sur le barreau supérieur, là où le chemin ne faisait qu'un avec le chemin, celui qui avait été parcouru, celui qui s'étendait devant vous: et on ne voyait personne, ni homme passant par là, ni femme venant par le chemin.

Par le chemin: où il n'y avait pas de chemin, où la neige recouvrait le chemin qui peut-être conduisait à la barrière, puis à la maison, à l'une des deux, puis de la maison jusqu'à l'étendue le long des arbres, peut-être, car son tracé pouvait à peine être remémoré, mais présent, transformé en cette présence sous forme d'éclat, de lumière, se déversant, transformé en cette qualité d'image sous forme de pie, d'emblème, placé dans le silence, pour l'agrandir.

Michael Donhauser, La pie -  d'après La pie de Claude Monet / extrait (Harpo &, 2012)

traduit de l'allemand par  Laurent Cassagnau

image: Claude Monet, La pie (histoiredesartsrombas.blogspot.com)

01:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/08/2013

Morceaux choisis - Lyonel Trouillot

Lyonel Trouillot

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Le soir d'automne où tu t'es jeté du douzième étage de cette grande ville, la Folle ne souriait pas. Les gamins qui d'habitude n'ont peur de rien évitaient son regard, ils rôdaient autour de la maison sans oser nous aborder, à croire qu'ils savent quand nos poches sont bourrées et quand l'argent nous manque. Tu t'en souviens? Ils nous appellent des riches fauchés, à cause des photos de famille que tu avais amenées un jour, celles, en noir et blanc, sur lesquelles on voit ta mère assise en jeune fille modèle, les mains sagement posées sur sa robe, et tes grands-parents protecteurs et sévères debout en arrière-garde, une maison avec une cour et un jardin, de vieilles photos d'avant ta venue au monde et puis d'autres plus récentes, avec beaucoup de couleurs, sur lesquelles on te voyait toi et tes soeurs, toi sur un vélo portant un chapeau de cow-boy et brandissant une hache indienne, comme si depuis l'enfance tu avais besoin d'être deux personnes en même temps. Rappelle-toi, nous les avions montrées aux enfants du quartier, pour rire, pour poser une énigme en leur demandant lequel de nous c'était, parce qu'aucun de nous trois ne ressemble à son enfance. Ils t'ont reconnu. Ils nous ont fait de beaux sourires avec leurs dents gâtées.

Puis ils nous ont réclamé de l'argent, parce que vous êtes des riches fauchés, mais des riches quand même. Seuls les riches possèdent une famille et des photos pour le prouver qui remontent jusqu'aux grand-parents, et des jouets quand ils étaient petits. Seuls les riches possèdent des livres en quantité et passent des nuits entières à discuter de leur contenu entre copains. Et enfin seuls les riches habitent une maison avec une façade qui donne sur une vraie rue. Les pauvres, ils ont le droit de vivre dans la rue ou dorment dans des maisonnettes qui poussent sur les sentiers comme des herbes folles, grimpent les unes sur le dos des autres, tremblantes mais solidaires, s'accrochent, tombent, se relèvent, pansent leurs blessures comme elles peuvent avec de la chaux et du mastic, ou vivent avec leurs plaies ouvertes, s'appuient de nouveau les unes sur les autres, je te tiens tu me tiens, ne laissent pas de place au secret, se conduisent mal, glissent et sautillent comme des enfants qui ne se fatiguent jamais de jouer à saute-mouton, mais elles connaissent leurs limites, les barrières à ne pas franchir, elles se tiennent toujours derrière et ne changent jamais de quartier, ne donnent pas sur une grande rue. Vous êtes des riches fauchés, sympas parce que toujours fauchés.

Ils se trompent, les gosses, même s'ils sont devenus, à force de chercher à comprendre pour mieux se débrouiller, bien meilleurs sociologues que les doctes. Je n'ai qu'une photo de mes parents. Je l'ai décrochée après leur décès. Elle est dans la malle avec les titres de propriété de notre logis. Des papiers qui ne servent à rien. Le bateau, il est à nous trois. A nous deux, maintenant que tu n'es plus là. Cela n'avait nulle importance, lequel l'avait pris le premier, lequel était le capitaine, mon capitaine... Nous étions trois marins sans titres ni hiérarchie. Nous ne venions pas de la même enfance. Tu arrivais de loin avec tes photos. L'enfance de l'Estropié n'a pas eu droit aux photos. Ni aux jouets. La mienne ne fut pas sans cadeaux, mais c'étaient des urgences, du strict minimum que mes parents avaient fait patienter jusqu'à Noël, pour donner un air de fantaisie à une paire de chaussures neuves, un cahier, un cartable. Contrairement à toi, nous étions très fauchés. Moi quelque part entre les gamins et toi. Entre les corridors et les notables, l'Estropié, à Peau-Noire. Il a un peu bougé. Des corridors à la façade. Toi, tu as traversé la ville pour venir jusqu'à nous.

Quelques jours après ta mort, rien n'a changé dans nos vies et dans le quartier. Sauf qu'il ne reste plus que deux faux riches fauchés. La mort ne commence rien, à part ce sentiment de perte qui habite nos insomnies... 

Lyonel Trouillot, Parabole du failli (Actes Sud, 2013)

03:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/07/2013

Morceaux choisis - Kim Thuy

Kim Thuy

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Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j'ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j'ai un trou dans le coeur.

Ma première mère, celle qui m'a conçue et mise au monde, avait un trou dans la tête. Elle était une jeune adulte, ou peut-être encore une fillette, car aucune femme vietnamienne n'aurait osé porter un enfant sans porter un jonc au doigt.

Ma deuxième mère, celle qui m'a cueillie dans un potager au milieu des plants d'okra, avait un trou dans la foi. Elle ne croyait plus aux gens, surtout quand ils parlaient. Alors elle s'est retirée dans une paillote, loin des bras puissants du Mékong, pour réciter des prières en sanscrit.

Ma troisième mère, celle qui m'a vue tenter mes premiers pas, est devenue Maman, ma Maman. Ce matin-là, elle a voulu ouvrir ses bras à nouveau. Alors, elle a ouvert les volets de sa chambre, qui jusqu'à ce jour étaient restés fermés. Au loin, dans la lumière chaude, elle m'a vue et je suis devenue sa fille. Elle m'a donné une seconde naissance en m'élevant dans une grande ville, un ailleurs anonyme, au fond d'une cour d'école, etourée d'enfants qui m'enviaient d'avoir une mère enseignante et marchande de bananes glacées.

Chaque matin, très tôt, avant le début des classes, nous faisions les courses. Nous commencions par la marchande de noix de coco matures, celles qui sont riches en chair et pauvres en jus. La dame nous râpait la première moitié de la noix à l'aide d'une capsalu récupérée sur une bouteille de boisson gazeuse et fixée au bout d'un bâton plat. De grandes lamelles tombaient en frise décorative comme des rubans sur la feuille de bananier étalée sur le kiosque. Cette marchande parlait sans cesse et posait toujours la même question à Maman: Qu'est-ce que vous lui donnez à manger pour qu'elle ait des lèvres si rouges? Pour éviter sa remarque, j'avais pris l'habitude de retourner mes lèvres vers l'intérieur, mais la vitesse à laquelle elle râpait la seconde moitié de la nix me fascinait tant que je l'observais toujours avec la bouche entrouverte. Elle mettait son pied sur une longue spatule en métal noir dont une partie du manche était posée sur un petit banc en bois. Sans regarder les dents pointues du bout arrondi de la spatule, elle émiettait la chair en grattant la noix avec la rapidité d'une machine.

La chute des miettes par le centre troué de la spatule ressemble peut-être au vol des flocons de neige au pays du Père Noël, disait toujours Maman, qui en fait citait sa mère. Elle faisait parler sa mère pour l'entendre de nouveau.

Kim Thuy, Man (Liana Levi, 2013)

image: Sylvie Biscioni, Kim Thuy (franceinter.fr)

15:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/07/2013

Morceaux choisis - Christian Bobin

Christian Bobin

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merci à Christiane H

La légèreté, elle est partout, dans l’insolente fraîcheur des pluies d’été, sur les ailes d’un livre abandonné au bas d’un lit, dans la rumeur des cloches d’un monastère à l’heure des offices, une rumeur enfantine et vibrante, dans un prénom mille et mille fois murmuré comme on mâche un brin d'herbe, dans la fée d’une lumière au détour d’un virage sur les routes serpentines du Jura, dans la pauvreté tâtonnante des sonates de Schubert, dans la cérémonie de fermer lentement les volets le soir, dans une fine touche de bleu, bleu pâle, bleu violet, sur les paupières d’un nouveau-né, dans la douceur d’ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l’instant de la lire, dans le bruit des châtaignes explosant au sol et dans la maladresse d’un chien glissant sur un étang gelé, j’arrête là, la légèreté , vous voyez bien, elle est partout donnée. Et si en même temps, elle est rare, d’une rareté incroyable, c’est qu’il nous manque l’art de recevoir, simplement recevoir ce qui nous est partout donné.

Christian Bobin, La folle allure (coll. Folio/Gallimard, 1997)

image: http://cdn1.albayan.ae

05:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/06/2013

Morceaux choisis - Charles-Ferdinand Ramuz

Charles-Ferdinand Ramuz

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Maintenant la nuit était venue tout à fait. Pierre Chemin avait remis sa pipe dans sa poche; Adèle Genoud avait été coucher son enfant; les chauves-souris avaient été se coucher aussi, qui sont des bêtes vite fatiguées. Et ceux qui étaient encore là se souhaitèrent le bonsoir. On entendit les portes se fermer l'une après l'autre, mais on n'avait plus besoin de tourner la clé dans la serrure. Il n'y avait plus non plus une seule de ces lumières, comme autrefois. Dans le temps d'autrefois, toujours une fenêtre ou deux restaient éclairées toute la nuit.  

Est-ce qu'on se souvient? Quand on entrait dans les villages il y avait toujours ces deux ou trois points de feu à des maisons qu'on ne distinguait pas, et ils faisaient penser à des étoiles tombées. On se disait: C'est pour un malade. On regardait ces lampes, on se disait: C'est quelqu'un qui se meurt; on se disait: C'est un accident; on se disait: C'est la vache qui fait le veau. Et quelquefois, les nuits d'orage, voilà qu'elles s'allumaient toutes à l'imitation des éclairs, et tout le monde s'habillait, parce qu'il n'y avait de sécurité pour personne, et la vie de chacun de nous pouvait lui être reprise à chaque heure, comme ses biens.

Le veilleur de nuit faisait sa tournée avec sa lanterne; c'était une lumière de plus et celle-ci se promenait. L'homme chargé de distribuer l'eau cheminait le long des rigoles, déplaçant les planchettes qui servent d'écluses; encore une lumière qui allait et venait. Par les nuits les plus tranquilles, il fallait qu'on fût sur ses gardes. Par les plus belles nuits d'étoiles. Sous les étoiles, sous point d'étoiles. En tout temps, en toute saison, parce qu'on ne savait jamais.

Charles-Ferdinand Ramuz, Joie dans le ciel (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 1997)

image: Charles-Ferdinand Ramuz (notrehistoire.ch)

13/06/2013

Morceaux choisis - Asli Erdogan

Asli Erdogan

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Toute seule, à grand-peine, tu te redresses, par-delà l'espoir et le désespoir, par-delà le bien et le mal, tes bras sans force pendent comme deux ailes brisées. Ton dernier pays libre vient frapper ton visage comme un courant d'air frais, un vent chargé d'éternité disperse tes cheveux, mais on dirait qu'il rassemble tes morceaux et te rend ton visage. Les doigts du clair de lune courent doucement sur tes yeux avides de sommeil, te font voir la vie comme un miracle et se posent sur tes paupières sans te faire mal. Ton corps est désormais invulnérable, il frémit comme un arc tendu, il attend son dernier exil aux portes de la terre. Mais ton voyage se limite à deux battements de coeur d'un horizon à l'autre, l'étoile du matin, ton étoile, te tend une corde pour que tu grimpes vers elle et pour la première fois, consciente de ton innocence, tu poses ta tête sur la nuit épineuse.

Seule, vaincue et altière, tu t'appropries tous les destins qui se croisent ici, en te balançant sans bruit dans le vent, debout, bien droite, dans l'abolition de toi-même, tu t'élèves au-dessus de tous les mensonges de la vie et de la mort. Une fois encore, la dernière, on entend chanter le choeur immense; il commence tout bas, puis il s'amplifie peu à peu, dominant tous les bruits et les silences des cieux et des nuits du monde. Ce qui t'appelle, toi et ta solitude, avec ta voix la plus réelle, c'est le choeur lointain, incroyable, magnifique, les tambours de la victoire ou de la défaite, et le vent... le vent...

Asli Erdogan, Le bâtiment de pierre (Actes Sud, 2013)

traduit du turc par Jean Descat

08:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/03/2013

Morceau choisis - Marcelle Sauvageot

Marcelle Sauvageot

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Sur les gondoles vénitiennes, le soir, le long des canaux fétides où le Sole mio s'éraille sous les lanternes tricolores, près de ces palais morts et tristes, j'ai pleuré d'être seule et de savoir que vous ne voudriez pas vous laisser prendre avec moi par ce charme morbide.

Du haut des montagnes, glissant comme dans un rêve sur les grandes pentes de neige blanche, j'ai pensé à garder dans mon coeur la vision merveilleuse, afin que, revenue près de vous, je puisse vous la faire voir; j'ai cherché les mots ardents capables de vous faire goûter ma joie et de vous donner le désir de venir avec moi. Mais vite vous ne m'avez plus écoutée et vous avez pris un air sombre. J'ai voulu vous emmener voir des danses et entendre des concerts uniques. Toute ma volonté se tendait pour que vous fussiez content, et mon bonheur était plus grand quand vous aviez été ému. Mais vous résistiez pour m'accompagner, et vous avez cessé de vouloir venir.

Partout où j'étais, vous étiez en moi. Vous vous posiez devant mes sensations. Elles étaient tristes parce que vous n'étiez pas là. J'essayais de les garder avec tous leurs détails pour vous les apporter presque brutes. N'avez-vous jamais senti la passion que je mettais à tenter de vous les faire vivre? Je pensais à vous avoir toujours avec moi pour que vous sentiez ce que je sentais, pour que rien de moi n'ait lieu en votre absence: la lueur du soleil dans mes yeux, l'attitude de mon corps dans une danse... Et j'étais impatientée, si je me sentais atteindre un bel épanouissement quand vous n'étiez pas là. Un succès me comblait, car je pouvais vous le dire; un ennui devenait léger, car je pouvais vous le conter. J'ai voulu faire plus de choses, toujours plus de choses, pour vous apporter cet accroissement de ma richesse.

Et le soir, dans les rues de Paris où toujours je passais vite sans rien voir, j'ai essayé d'aimer ce que vous aimiez. Je mettais timidement mon bras sous le vôtre comme tous les couples de la rue, et, curieuse de sentir comme vous, j'ai aimé le parfum du brouillard, le frôlement de la foule, l'agitation des petites midinettes. Dans les rues sombres, moi qui déteste toute démonstration publique, j'ai pris plaisir - un plaisir défendu - à vous rendre vos baisers peu confortables, mais doux parce que vous les aimiez.

Marcelle Sauvageot, Laissez-moi (coll. Libretto/Phébus, 2012)

image: George Hoyningen-Huene, Horst P.Horst and Model / 1930 (ebgruppe-services.de)

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